E-Book, Französisch, 100 Seiten
Erckmann / Chatrian Les années de collège de maître Nablot
1. Auflage 2022
ISBN: 978-2-322-45344-3
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
E-Book, Französisch, 100 Seiten
ISBN: 978-2-322-45344-3
Verlag: BoD - Books on Demand
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En 1834, dit maître Nablot, sous le règne de Louis-Philippe, vivaient à Richepierre, en Alsace, sur la pente des Vosges, un honnête notaire, M. Didier Nablot, sa femme, Catherine, et leurs enfants : Jean-Paul, Jean-Jacques, Jean-Philippe, Marie-Reine et Marie-Louise.
Émile Erckmann, né le 20 mai 1822 à Phalsbourg et mort le 14 mars 1899 à Lunéville en France, est un écrivain français.
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II
La pâle lumière du matin éclairait à peine l’enfilade des fenêtres entre lesquelles nous étions couchés, et Dieu sait avec quel bonheur nous dormions, quand la maudite cloche se mit à tinter. Oh ! misère, il était cinq heures, il fallait déjà se lever. Je n’ai jamais eu d’ennui pareil, et depuis trente-sept ans je crois toujours entendre cette cloche du père Van den Berg ; ses sons clairs, aigres me reviennent. Je vois les camarades qui se réveillent, qui se frottent les yeux, qui bâillent, et puis lentement, lentement, s’asseyent sur leur lit, tirent la boîte à cirage et les brosses de la table de nuit et se mettent à cirer leurs souliers ; je nous vois tous ensuite réunis au lavoir, en train de nous barboter la figure dans le grand lavabo de zinc, et puis descendre à la salle d’étude, où M. Wolframm passe l’inspection des mains et des chaussures avant de dire la prière. Cette vieille salle, mal pavée, avec ses tables déchiquetées par dix générations d’élèves, ses pupitres, son maître d’étude dans sa chaire, sous le quinquet fumeux, les plumes qui grincent, les vieux dictionnaires qu’on feuillette du pouce, les thèmes, les versions que l’on bâcle, tout est là… J’en frémis, oui, j’en ai la chair de poule ! Et dire qu’il se trouve des êtres assez dépourvus de bon sens pour soutenir que c’est le plus beau temps de la vie ! Au bout de deux heures de cet ennui mortel, voilà que la cloche recommence ; les pupitres se referment avec vacarme, on court au réfectoire, où Canard et Miston vous distribuent de gros morceaux de pain pour déjeuner. Ceux qui sont de bonne famille, que M. Canard connaît, ont tous les croûtons ; les autres, pauvres diables dont les parents n’ont glissé qu’une petite pièce de quarante sous à M. Canard, auront la mie toute l’année. Et les fils de famille recevront en outre, de la maison, des jambons, des cervelas, des pots de confiture et de compote, dont ils n’offriront jamais rien à leurs camarades. Ça, c’est la première leçon et la meilleure du collège ; ce n’est pas du grec ni du latin, c’est du bon français : Pour mériter la considération de M. Canard et des camarades, il faut être riche. C’est là que se révèle le sens du positif ; c’est là que les goinfres commencent à se croire supérieurs aux autres, qui ne reçoivent rien de chez eux, car naturellement ceux qui se nourrissent de bonnes choses sont d’une essence supérieure !… Et c’est aussi là que le pauvre diable commence à se recueillir en lui-même, à réfléchir sur ce qui se passe, à s’indigner en silence. Oui, c’est le commencement de tout le reste, le point de départ de l’amour et de la concorde qui règnent entre nous. Les caractères bas se montrent dès ces premiers temps. Ceux-là, pauvres de chez eux, n’en aiment pas moins le jambon et les confitures ; ils tournent autour des riches, ils leur sourient, ils se font leurs complaisants ; et les autres, quelquefois, étant bien repus, leur laissent nettoyer le fond d’un petit pot, ou grignoter le bout d’un cervelas. Ainsi s’établit l’alliance du gros bourgeois et du futur homme d’affaires. L’enfant voit tout, il devine tout ; je comprenais ma position, n’étant pas riche, et j’étais résolu à ne pas me laisser abattre ni dominer. Nous étions quinze en classe, des Allemands et des Français ; des grands et de tout petits ; des garçons sachant depuis longtemps quelle carrière ils voulaient embrasser, et d’autres qui ne savaient pas même ce que c’est qu’une carrière. Je les ai tous les quinze sous les yeux, assis à leur place, au fond de notre petite chambre, blanchie à la chaux. D’abord le grand Zillinger, fils d’un garde général bavarois, avec ses manches courtes, sa figure longue, son front carré, ses mâchoires serrées ; il est venu pour apprendre le latin, il ne veut pas manger l’argent de son père, et se plaindra bientôt de ne pas recevoir sa ration de latin régulièrement, à cause des petits qui retardent la classe ; on ne doit s’occuper que de lui, son père a payé d’avance ! Ensuite le gros Steinbrenner, fils d’un brasseur de Landau, qui veut aussi son compte, et, n’étant encore qu’en sixième, calcule déjà ce que lui coûteront les droits d’examen, lorsqu’il sera reçu bachelier. Puis les deux frères Bloum, les fils d’un papetier du Palatinat qui vont consommer du latin en conscience, mais sans vouloir s’en donner une indigestion, attendu que c’est du luxe pour eux, et qu’ils se destinent au commerce. Le grand Geoffroy, de Sarrebourg, n’en veut prendre qu’à son aise ; les Poitevin et les Vaugiro en ont assez dès la première séance… Les externes, les fils des vieux soldats retraités et des petits bourgeois de la ville essayeront d’abord de tout enlever à la baïonnette, ils seront à l’avant-garde le premier mois ; mais ensuite, comme les grands Allemands avanceront toujours en bon ordre, et que M. Gradus n’aura d’encouragements que pour les riches, gare au deuxième semestre ; les pauvres externes se décourageront, ils ne travailleront plus que tout juste pour éviter les pensums. Oh ! braves camarades : Moreau, Desplanches, Engelhard, Chassard, comme je vous vois là, calmes, impassibles sous le feu roulant des mauvaises plaisanteries du professeur Gradus, qui vous appelle cagnards, malgré vos efforts, et vous relègue au bout de la classe, en établissant même une ligne de démarcation entre vous et les autres. Avec quel air de dédain vous le regardez, pendant qu’il va, vient, le nez en l’air, essuyant les verres de ses lunettes, riant et faisant l’homme d’importance, parce qu’il est bachelier ! Oui, tout cela je le vois, j’y suis !… Et puis j’entends l’éternelle rengaine latine qui recommence… Il y a de quoi vous endormir encore au bout de trente ans. Moi, dans mon petit coin, je regardais, et je pensais à ne pas me laisser enterrer par les Allemands ; j’avais de l’avance sur eux en commençant, à cause des leçons de M. le curé Hugues ; mais ils étaient si grands, si âpres au travail, que chaque jour ils gagnaient du terrain, avalant de la nomenclature, des verbes, des adverbes, du rudiment avec une conscience terrible ; leurs parents ne pouvaient pas se plaindre d’eux, ils gagnaient bien leur argent ! Mais quelle triste méthode d’enseignement, quelle sécheresse, quelle aridité !… Au lieu de commencer par des lectures faciles, que le professeur expliquerait lui-même à ses élèves, dont il leur donnerait le sens d’abord et dont il analyserait ensuite les mots et les phrases, forcer des enfants pendant quatre grandes années, avant la rhétorique, à réciter des kyrielles de mots et de règles abstraites, n’y a-t-il pas de quoi stupéfier l’espèce humaine ? Est-ce que, dès le premier jour, un homme raisonnable, après avoir fait réciter les leçons quelques minutes, n’aurait pas dû passer aux devoirs et dire, par exemple : « Mes amis, je viens de regarder vos versions ; elles sont bien mauvaises, parce que vous ne savez pas vous y prendre ; vous traduisez un mot après l’autre ; et cela ne peut pas réussir. Pour faire une bonne version, il faut d’abord voir celui qui parle ; un soldat, un paysan, un savant parlent tout autrement sur le même sujet, parce qu’ils ont d’autres idées ; et, quand on se rend compte de la personne qui parle, on prévoit ce qu’elle va dire. » Ensuite, il faut tâcher de découvrir le sujet, la question dont il s’agit, parce que celui qui ne s’inquiète pas de la question traduit au hasard et risque de faire des contresens énormes. » Eh bien ! ces deux choses ne se découvrent pas dans la première phrase ni dans la seconde ; elles se découvrent dans toute la page. Il faut donc commencer par lire le latin d’un bout à l’autre, en cherchant au dictionnaire les mots qu’on ne connaît pas encore ; et puis, seulement après avoir saisi de son mieux le sens général de la version, on commence à traduire chaque phrase séparément, et ces phrases doivent se rapporter à l’ensemble. » Il me semble qu’un véritable professeur aurait dû parler de la sorte à des enfants, et que cette méthode de s’attacher au sens général, plutôt qu’à chaque mot en particulier, aurait été plus simple et même plus scientifique. Mais hélas ! voici un spécimen des règles que M. Gradus nous donnait pour traduire le latin : — Cherchez le sujet, le verbe et l’attribut, et puis faites votre construction. Le sujet répond à la question qu’est-ce qui ? Le régime direct répond à la question qui ou quoi ? Le sujet est au nominatif, le régime direct à l’accusatif. Les verbes actifs et les verbes déponents ont des régimes directs ; les verbes passifs n’en ont pas. Est-ce qu’un enfant peut comprendre cela ? « Le sujet est au nominatif et le régime direct à l’accusatif ! » Voilà de belles raisons pour développer le jugement de la jeunesse ; avec des raisons pareilles, les plus grands imbéciles peuvent se passer de réfléchir et de raisonner ! un um à la place d’un us, un is à la place d’un ibus font toute leur science ! Mais pourquoi un us plutôt qu’un um, un ibus plutôt qu’un is ? Pourquoi ? Pourquoi ?… C’est ce qu’il faudrait expliquer ! J’en reviens à mon histoire, car à quoi bon raisonner avec des gens qui ne veulent pas entendre ? Ne faut-il pas, pour le bon ordre, que nos enfants fassent d’abord leurs sept ou huit ans de prison dans un collège, pour s’y façonner à la servitude du corps et de l’esprit ? Qu’est-ce...