E-Book, Französisch, Band 1, 192 Seiten
Reihe: Méditations photographiques
Théron Quand parlent les images
1. Auflage 2022
ISBN: 978-2-322-38997-1
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
Méditations photographiques
E-Book, Französisch, Band 1, 192 Seiten
Reihe: Méditations photographiques
ISBN: 978-2-322-38997-1
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
Le langage de l'image est celui que nous tenons en la contemplant. Sa signification est celle de notre propre discours intérieur, qu'il convient d'analyser dans tous ses procédés, ce que fait le présent ouvrage. Il est composé de méditations que l'auteur a faites sur des photographies qu'il a réalisées lui-même à partir d'un visage féminin. Ces méditations ne sont pas que didactiques. Elles incluent aussi sensibilité et rêverie. De la sorte, ce livre pourra intéresser tous ceux qui en général aiment les images et les mots, ainsi que leur dialogue.
Michel Théron est agrégé de lettres, docteur en littérature française, professeur honoraire de Première supérieure et de Lettres supérieures au Lycée Joffre de Montpellier, écrivain, chroniqueur, conférencier, photographe et vidéaste. On peut le retrouver sur ses blogs personnels : www.michel-theron.fr et www.michel-theron.eu
Autoren/Hrsg.
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1.
À DEUX VISAGES
Conscience et langage ne sont jamais unifiés, et le langage décousu, parsemé par exemple d’énallages, rend mieux compte des perceptions sensibles immédiates. Voir est se parler intérieurement, et un langage désordonné correspond à un éparpillement de la vision. C’est le cas quand on mêle dans une seule image deux vues d’un même sujet prises à des distances différentes. Dans le cas d’un visage, ce peut être le passage, dans une langue qui le permet, du vous au tu. Multiples, tous les êtres le sont pour nous. Mais moi-même je ne pense pas l’être. Aussi la plupart du temps je peux croire à l’unicité de mon regard et de mon discours, ce qui évidemment est faux. Des êtres je vois toujours plusieurs aspects, passant très vite de l’un à l’autre. Et des choses je pense toujours et me dis intérieurement plusieurs choses, se succédant très vite elles aussi. Je viens d’écrire : « Multiples, tous les êtres le sont pour nous. Mais moi-même je ne le suis pas... ». Je viens de changer de pronom. Constamment, sans la plupart du temps m’en rendre compte, je change les perspectives ou les modes de mon discours, quand bien même je n’y ferais pas attention. Voyez encore ce que je viens d’écrire à l’instant : « Je change les perspectives ou les modes de mon discours, quand bien même je n’y ferais pas attention... » Spontanément je suis passé du présent de l’indicatif au conditionnel. Ces altérations plus ou moins légères, dans le discours, s’appellent des énallages. On change les pronoms, les temps, les modes, etc. – toutes les modalités ou les perspectives de l’énonciation, qui sont aussi toutes les visions intérieures de celui qui parle. La conscience en effet est mobile, non unifiée. Le discours parlé est plein d’énallages, et le discours écrit aussi, quand il est vivant et non ordonné ou hiérarchisé par la logique. À cela servent, dans le monde des mots, ce qu’on appelle les transgressions ou les écarts : à retrouver la vie, l’état vivant du langage. Ces écarts ne sont pas fleurs ou enjolivements, ornements, surajoutés ou superposés à la pensée postérieurement à son déploiement, mais retours à la vie même, immédiatement sentie, à son surgissement, par-delà l’unification logique. La logique elle-même n’est qu’un massacre d’expressions. Quant au visible, il ne parle que si on le fait parler, c’est-à dire si on se parle à soi-même quand on est confronté à lui. Son « langage » n’est que le monologue intérieur du spectateur, qui lui-même accompagne toujours sa pensée. Aussi quand on veut parler du visible faut-il être toujours à l’écoute du discours verbal que l’on tient naturellement à son propos et de la façon dont il se présente. Si ce dernier est spontanément « désordonné », comme je viens d’en faire l’expérience, pourquoi n’en serait-il pas de même pour nos visions ? Ma photo mêle deux visions distinctes du même visage. Mais à quoi bon ne retenir ou ne figurer d’un être qu’une seule de ses images, vue d’une seule façon ? Ce n’est pas comme cela en effet que nous fonctionnons au fond de nous-mêmes. Le souvenir d’un être (non pas intellectuel et contraint, volontaire, mais affectif et rêveur, surpris soudain et comme envahi à l’improviste), est flou, non pas net. Il mêle des visions, ne s’arrête à aucune précisément. Éparpillée, la conscience suit ses impressions bien plus qu’elle ne les domine. Tout s’échange, s’interpénètre. Le résultat est synthétique et totalisant, comme dans cette photo, qui synthétise deux images ordinairement séparées... Il est évident que pour percevoir une telle photo, qui mélange deux photos prises à des distances différentes, une à distance moyenne, l’autre beaucoup plus rapprochée, je dois intérieurement, mentalement, me déplacer. Cette photo est bien plus vivante que la vue unique, parce que je dois bouger à chaque fois à l’intérieur de moi-même pour la voir. Dans la vue unique, je suis immobile, ligoté. Fixe et fixé, mon regard est paralysé. Multiple, il est libre. Meurt ici le spectateur unique et comme ligoté de l’image, celui de la Renaissance Italienne par exemple. Le regard y est intrusif et voyeur, prédateur aussi et violeur : fixé sur sa proie par la perspective attentive (perspicere), découvrant indiscrètement une scène à laquelle il n’a pas été invité. Mais ici divers êtres en moi regardent, en divers lieux ou de divers lieux. Je n’inspecte pas, j’erre à l’aventure, toujours surpris par de nouveaux objets. Et comme il y a plusieurs spectateurs en moi, mon discours intérieur varie. Je peux si je veux me parler à moi-même différemment. Le changement de pronom est homologue au changement de distance : Je regarde, tu vois, il considère, etc. À chaque fois je ne suis pas le même, mon moi se démultiplie. Et aussi, le visage que je vois, n’étant pas à distance égale, je lui parle différemment. Assez lointain de moi, en français au moins, je peux lui dire vous. Mais plus proche, je lui dis tu. Un être que pour la première fois je tutoie, quel changement, et combien émouvant ! Quel dommage de se priver de ce magique instant, en tutoyant comme aujourd’hui tout le monde d’emblée... Que nos cœurs sont rudimentaires ! On ne sait pas ce dont on se prive, en supprimant ce passage décisif, en bradant ou ignorant superbement les possibilités de la langue. L’obligation de proximité annule les possibilités de changement. Fascisme du langage à la mode. Systématique et imposée, l’intimité n’a plus de valeur. L’être se perd alors, se rétrécit, se mutile. Nous devenons unidimensionnels. Quand on voit quelqu’un pour la première fois, on ne le voit jamais de près, mais de loin. Visage lointain. Vous. L’amour peut naître (et peut-être aussi grâce à cette distance, celle de la plupart des portraits). Puis ce même visage, on le voit, aussi pour la première fois, de près. Il y a ainsi une magie irremplaçable du premier baiser. On la perd en s’embrassant à tout bout de champ, comme aujourd’hui. Mais dans le premier baiser on voit de limpides yeux démesurément agrandis, proches des nôtres. Deuxième image de la photo, deuxième négatif en sandwich sous l’agrandisseur, deuxième élément surimprimé. Tu. Tu, toi, celle que j’aime. Celle à qui j’ai commencé par dire vous. Tu t’es rapprochée – mais comme vous étiez loin, comme j’ai pu rêver de vous... Maintenant tout cela se mêle, l’émotion ne peut plus distinguer entre les visions. Les instants de l’amour ne sont pas ceux de l’observation froide et mesurante, ils mêlent proche et lointain, les parties du corps se superposent, dans l’égarement, dans l’ivresse. Émotionnellement, le mélange des visions est plus juste, rend plus compte du chavirement de tels moments. Jamais on n’y est lucide. L’espace de l’émotion est fragmenté, juxtaposé, ou totalisant, mais jamais unifié. Mais aussi, comme il était beau ce passage du vous au tu, où un nous s’est construit ! Le tu seul pourra s’enliser dans l’habitude, la routine. Nostalgie alors du vous, qui était promesse. Le vous initial est la restauration authentique, arché-typale de l’amour dans la vie quotidienne. Il faut pouvoir y revenir – et pour cela évidemment l’avoir quitté – pour restaurer l’essence, menacée par le refroidissement et l’entropie, la chute inhérente à tout accomplissement, meurtrier de la promesse. La rhétorique de l’énallage a un écho dans la figuration plastique. Pensons ici aux images cubistes (Picasso, etc.) mêlant plusieurs vues d’un même visage. Mais au fond cela ne fait que masquer, pesamment et pédantesquement comme toujours, un secret de la vie. La psyché est double, à deux faces, comme Janus (bifrons). Ces deux visages (et...