E-Book, Französisch, 480 Seiten
Gide Voyage au Congo - Retour au Tchad
1. Auflage 2022
ISBN: 978-2-322-39056-4
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
les carnets de voyage d'André Gide
E-Book, Französisch, 480 Seiten
ISBN: 978-2-322-39056-4
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
André Gide est un écrivain français, né le 22 novembre 1869 à Paris et mort le 19 février 1951 à Paris. Après une jeunesse perturbée par le puritanisme de son milieu, jeune Parisien qui se lie d'une amitié intense et tourmentée avec Pierre Louÿs, il tente de s'intégrer au milieu littéraire post-symboliste et d'épouser sa cousine. Une rencontre avec Oscar Wilde et un voyage initiatique avec Paul Albert Laurens le font rompre avec le protestantisme et vivre sa pédérastie. Il écrit notamment Paludes qui clôture sa période symboliste et, après la mort « libératrice » de sa mère, ses noces avec sa cousine Madeleine en 1895, il achève Les Nourritures terrestres, dont le lyrisme est salué par une partie de la critique à sa parution en 1897 mais qui est aussi critiqué pour son individualisme. Après des échecs au théâtre, il s'affirme comme un romancier moderne dans la construction et dans les thématiques et s'impose dans les revues littéraires. Son oeuvre trouve ensuite un nouveau souffle avec la découverte des réalités du monde auxquelles il est confronté. Ainsi, le voyageur esthète découvre l'Afrique noire et publie en 1927 le journal de son Voyage au Congo, dans lequel il dénonce les pratiques des compagnies concessionnaires mais aussi celles de l'administration coloniale et l'attitude de la majorité des Européens à l'égard des colonies. Au début des années 1930, il s'intéresse au communisme, s'enthousiasme pour le régime soviétique, mais subit une désillusion lors de son voyage sur place à l'été 1936. Il publie son témoignage la même année, Retour de l'U.R.S.S., qui lui vaut de virulentes attaques des communistes. Il persiste cependant dans sa dénonciation du totalitarisme soviétique au moment des procès de Moscou et s'engage, parallèlement, dans le combat des intellectuels contre le fascisme. En 1940, il abandonne La Nouvelle Revue française et quasiment l'écriture en se repliant sur la Côte d'Azur, puis en Afrique du Nord durant la guerre. Après le conflit, il est mis à l'écart de la vie littéraire, mais honoré par le prix Nobel de littérature en 1947, et il se préoccupe dès lors de la publication intégrale de son Journal. Il meurt le 19 février 1951.
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CHAPITRE II – LA LENTE REMONTÉE DU FLEUVE
5 septembre
Ce matin, au lever du jour, départ de Brazzaville. Nous traversons le Pool pour gagner Kinshassa où nous devons nous embarquer sur le La duchesse de Trévise, envoyée par l’institut Pasteur, vient avec nous jusqu’à Bangui, où son service l’appelle.
Traversée du Stanley-Pool. Ciel gris. S’il faisait du vent, on aurait froid. Le bras du pool est encombré d’îles, dont les rives se confondent avec celles du fleuve ; certaines de ces îles sont couvertes de buissons et d’arbres bas ; d’autres, sablonneuses et basses, inégalement revêtues d’un maigre hérissement de roseaux. Par places, de larges remous circulaires lustrent la grise surface de l’eau. Malgré la violence du courant, le cours de l’eau semble incertain. Il y a des contre-courants, d’étranges vortex, et des retours en arrière, qu’accusent les îlots d’herbe entraînés. Ces îlots sont parfois énormes ; les colons s’amusent à les appeler des « concessions portugaises ». On nous a dit et répété que cette remontée du Congo, interminable, était indiciblement monotone. Nous mettrons un point d’honneur à ne pas le reconnaître. Nous avons tout à apprendre et épelons le paysage lentement. Mais nous ne cessons pas de sentir que ce n’est là que le prologue d’un voyage qui ne commencera vraiment que lorsque nous pourrons prendre plus directement contact avec le pays. Tant que nous le contemplerons du bateau, il restera pour nous comme un décor distant et à peine réel.
Nous longeons la rive belge d’assez près. À peine si l’on distingue, là-bas, tout au loin, la rive française. Énormes étendues plates, couvertes de roseaux, où mon regard cherche en vain des hippopotames. Sur le bord, par instants, la végétation s’épaissit ; les arbrisseaux, les arbres remplacent les roseaux ; mais toujours, arbre ou roseau, la végétation empiète sur le fleuve – ou le fleuve sur la végétation du bord, comme il advient en temps de crue (mais dans un mois les eaux seront beaucoup plus hautes, nous dit-on). Branches et feuilles baignent et flottent, et le remous du bateau, comme par une indirecte caresse, en passant les soulève doucement.
Sur le pont, une vingtaine de convives à la table commune. Une autre table, parallèle à la première, où l’on a mis nos trois couverts.
Une montagne assez haute ferme le fond du pool, devant laquelle le pool s’élargit. Les remous se font plus puissants et plus vastes ; puis le s’engage dans le « couloir ». Les rives deviennent berges et se resserrent. Le Congo coule alors entre une suite rompue d’assez hautes collines boisées. Le faîte des collines est dénudé, ou du moins semble couvert d’herbes rases, à la manière des « chaumes » vosgiens ; pacages où l’on s’attend à voir des troupeaux.
Arrêt devant un poste à bois, vers deux heures (j’ai cassé ma montre hier soir). Aimables ombrages des manguiers. Peuple indolent, devant quelques huttes. Je vois pour la première fois des ananas en fleurs. Surprenants papillons, que je poursuis en vain avec un filet sans monture, car j’ai perdu le manche à Kinshassa. La lumière est glorieuse ; il ne fait pas trop chaud.
Le navire s’arrête à la tombée du jour sur la rive française, devant un misérable village : vingt huttes clairsemées autour d’un poste à bois, où le se ravitaille. Chaque fois que le navire accoste, quatre énormes nègres, deux à l’avant, deux à l’arrière, plongent et gagnent la rive pour y fixer les amarres. La passerelle est rabattue ; elle ne suffit pas, et de longues planches la prolongent. Nous gagnons le village, guidés par un petit vendeur de colliers qui fait avec nous le voyage ; une bizarre résille bleue marbrée de blanc couvre son torse et retombe sur une culotte de nankin. Il ne comprend pas un mot de français mais sourit, lorsqu’on le regarde, d’une façon si exquise que je le regarde souvent. Nous parcourons le village, profitant des dernières lueurs. Les indigènes sont tous galeux ou teigneux, ou rogneux, je ne sais ; pas un n’a la peau nette et saine. Vu pour la première fois l’extraordinaire fruit des « barbadines » (passiflores).
La lune encore presque pleine transparaît derrière la brume, exactement à l’avant du navire, qui s’avance tout droit dans la barre de son reflet. Un léger vent souffle continûment de l’arrière et rabat de la cheminée vers l’avant une merveilleuse averse d’étincelles : on dirait un essaim de lucioles. Après une contemplation prolongée, il faut me résigner à regagner ma cabine, à étouffer et suer sous la moustiquaire. Puis lentement l’air fraîchit, le sommeil vient... De curieux cris me réveillent : je me relève et descends sur le premier pont à peine éclairé par les lueurs du four où les cuisiniers préparent le pain avec de grands rires et des chants. Je ne sais comment les autres, étendus tout auprès, font pour dormir. À l’abri d’un amoncellement de caisses, éclairés par une lanterne-tempête, trois grands nègres autour d’une table jouent aux dés ; clandestinement, car les jeux d’argent sont interdits.
5 et 6 septembre.
Je relis l’oraison funèbre d’Henriette de France. À part l’admirable portrait de Cromwell et certaine phrase du début sur les limites que Dieu impose au développement du schisme, je n’y trouve pas beaucoup d’excellent, du moins à mon goût. Je relève pourtant cette phrase : « ... parmi les plus mortelles douleurs, on est encore capable de joie » ; et : « ... entreprise... dont le succès paraît infaillible, tant le concert en est juste ». Abus de citations flasques.
L’oraison d’Henriette d’Angleterre, que je relis sitôt ensuite, me paraît beaucoup plus belle, et plus constamment. Ici je retrouve mon admiration la plus vive. Mais quel spécieux raisonnement ! Imagine-t-on quelqu’un qui dirait à un voyageur : « Ne regardez donc pas le fuyant paysage, contemplez plutôt la paroi du wagon, qui elle, du moins, ne change pas. » Eh parbleu ! lui répondrais-je, j’aurai tout le temps de contempler l’immuable, puisque vous m’affirmez que mon âme est immortelle ; permettez-moi d’aimer bien vite ce qui disparaîtra dans un instant.
Après une seconde journée un peu monotone, nous avons passé la nuit devant la mission américaine de Tchoumbiri, où nous avions amarré dès six heures. (La nuit précédente le ne s’était pas arrêté.) Le soleil se couchait tandis que nous traversions le village ; palmiers, bananiers abondants, les plus beaux que j’aie vus jusqu’ici, ananas, et ces grands arums à rhizomes comestibles (taros). L’aspect de la prospérité. Les missionnaires sont absents. Tout un peuple était sur la rive, attendant le débarquement du bateau ; car avant d’accoster nous avions longé quantité d’assez importants villages.
Nous sommes redescendus à terre après le dîner, à la nuit close, escortés par un troupeau d’enfants provocants et gouailleurs. Sur les terres basses, au bord du fleuve, d’innombrables lucioles paillettent l’herbe, mais s’éteignent dès qu’on veut les saisir. Je remonte à bord et m’attarde sur le premier pont, parmi les noirs de l’équipage, assis sur une table auprès du petit vendeur de colliers qui somnole, la main dans ma main et la tête sur mon épaule.
Lundi matin, 7 septembre.
Au réveil, le spectacle le plus magnifique. Le soleil se lève tandis que nous entrons dans le pool de Bolobo. Sur l’immense élargissement de la nappe d’eau, pas une ride, pas même un froissement léger qui puisse en ternir un peu la surface ; c’est une écaille intacte, où rit le très pur reflet du ciel pur. À l’orient quelques nuages longs que le soleil empourpre. Vers l’ouest, ciel et lac sont d’une même couleur de perle, un gris d’une délicatesse attendrie, nacre exquise où tous les tons mêlés dorment encore, mais où déjà frémit la promesse de la riche diaprure du jour. Au loin, quelques îlots très bas flottent impondérablement sur une matière fluide... L’enchantement de ce paysage mystique ne dure que quelques instants ; bientôt les contours s’affirment, les lignes se précisent ; on est sur terre de nouveau.
L’air parfois souffle si léger, si suave et voluptueusement doux, qu’on croit respirer du bien-être.
Tout le jour nous avons circulé entre les îles ; certaines...