E-Book, Französisch, 354 Seiten
Jaurès De la réalité du monde sensible
1. Auflage 2022
ISBN: 978-2-322-46810-2
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
la thèse de doctorat de Jean Jaurès (version originale de 1891)
E-Book, Französisch, 354 Seiten
ISBN: 978-2-322-46810-2
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
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Jean Jaurès est un homme politique français, né à Castres (Tarn) le 3 septembre 1859 et mort assassiné par Raoul Villain à Paris le 31 juillet 1914. Orateur et parlementaire socialiste, il s'est notamment illustré par son pacifisme et son opposition au déclenchement de la Première Guerre mondiale.
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CHAPITRE PREMIER - Le problème et la méthode
Le monde sensible, que nous voyons, que nous touchons, où nous vivons, est-il réel ? La question semblera puérile aux hommes d'action, et je compte parmi eux les hommes de pensée qui acceptent d'emblée les choses pour en étudier sans retard les rapports et l'enchaînement. Ce n'est pourtant pas une dispute d'école, car l'esprit humain s'est interrogé sur la réalité de l'univers bien avant qu'il y eût une tradition scolastique et des raffinements artificiels de curiosité. Parménide, dans la première et simple lumière de la pensée grecque, comparant le monde à l'être, n'y voyait qu'une prodigieuse illusion. Il ne s'agit point, d'ailleurs, de contester la réalité du monde telle que l'entend le vulgaire. Celui-ci croit naïvement à la réalité d'un objet sur les témoignages concordants de ses sens : une pomme que l'on peut voir, goûter, toucher, est une pomme ; et lorsqu'un bâton bien visible et bien palpable lui caresse les épaules, ce sont bien des coups de bâton qu'il reçoit. Aussi, s'imagine-t-il volontiers, lorsqu'on met en question la réalité du monde extérieur, qu'on met en question ses sensations elles-mêmes. La facétie de Molière dans Sganarelle n'a pas d'autre fondement. Tout le comique vient de ce que le philosophe commence par accepter la notion vulgaire de la réalité, sauf à y contredire ensuite en paroles. « Il se peut que je vous entende, il se peut que vous me parliez. » Son doute porte non pas sur la réalité intime et mystérieuse des choses, mais sur les sensations mêmes. Ainsi, c'est de ces sensations mêmes qu'il fait le type de la réalité, puisque c'est à ces sensations, comme telles, qu'il applique sa critique et son doute ; et pensant au fond comme le vulgaire, il se donne l'air de penser autrement, mais c'est là une contradiction lamentable qui le livre sans défense à cette logique des coups de bâton dont il a reconnu d'avance implicitement la légitimité. Le vrai problème qui se pose n'est donc pas : le monde est-il réel ? car, comme on fait d'habitude du monde même et de l'impression qu'il produit sur nous le type de la réalité, cette question n'est qu'une misérable tautologie. Ce qu'on peut demander et ce que demande au fond l'esprit humain, c'est : en quel sens, de quelle manière, à quelle profondeur le monde est-il réel ? La question est toute autre, et on peut même dire qu'ici la situation réciproque du philosophe et du vulgaire est renversée. Tout à l'heure, c'est le vulgaire qui triomphait du philosophe, car celui-ci ayant admis en effet la notion de la réalité qu'a celui-là n'y pouvait plus contredire que par une niaise fanfaronnade de paroles, et maintenant, au contraire, le philosophe peut troubler et déconcerter le vulgaire dans sa notion naïve de la réalité en démontrant combien cette notion, simple et une en apparence, est complexe et équivoque. Et quand j'oppose ainsi le philosophe au vulgaire, qu'on m'entende bien : il n'y a pas dans mon propos le plus petit grain d'aristocratie. Je n'admets point qu'il y ait des castes dans les intelligences humaines. Il n'y a point des hommes qui sont le vulgaire, d'autres hommes qui sont les philosophes. Tout homme porte en lui-même le vulgaire et le philosophe. Dans la question particulière qui nous occupe, il n'est peut-être point d'âme simple et inculte qui ne puisse être élevée à ce degré d'émotion intellectuelle et religieuse où le monde changeant des sens n'est plus qu'illusion et vanité. Et réciproquement, il n'est peut-être pas de philosophe, si convaincu qu'il soit que le monde n'existe que par la liaison harmonieuse de toutes ses parties, qui ne soit tenté bien souvent, en cédant à l'égoïsme et en se séparant du tout, de se réduire lui-même à une sorte de néant. Ainsi, quand le philosophe dédaigne le vulgaire, il se dédaigne lui-même, et quand le vulgaire raille le philosophe, il se raille lui-même. S'il est puéril de se demander si vraiment le monde est réel et en quel sens, pourquoi les hommes entendent-ils la réalité de tant de manières différentes ? Vous dites que cette table est réelle : cela veut dire d'abord qu'elle frappe vos sens avec une suffisante intensité et une suffisante netteté. Si elle n'était qu'une image faible et vague, si elle effleurait à peine vos sens d'une impression fugitive, vous croiriez à une illusion du regard. Mais l'image est ferme, précise, vigoureuse, et de plus, elle est persistante. Voilà un premier signe de la réalité et un premier sens du mot. En second lieu, vos différents sens sont d'accord et témoignent de concert : vos yeux voient la table et vos mains la touchent ; bien mieux, la forme que voient vos yeux, vos mains la constatent ; et si la table oppose à vos mains une résistance continue, elle oppose à votre vue une opacité continue. Il y a donc coïncidence de vos divers sens et de tous vos sens, car, si la table résonne, c'est à elle que votre ouïe rapporte le son perçu comme à son point d'origine. Si la table que voient vos yeux vos mains ne pouvaient pas la toucher, vous croiriez à un prestige ou à une hallucination de votre regard. Il peut sembler que le toucher tout seul suffit à garantir la réalité d'un objet : vous pouvez douter de ce que vos yeux voient, vous ne doutez pas de ce que touchent vos mains. C'est que s'il y a des images, des reflets dans l'ordre des sensations visuelles, il n'y a ni images, ni reflets dans l'ordre des sensations tactiles ; un corps placé en face d'un miroir ou du miroir naturel des eaux y projette son image, et la vue toute seule ne peut discerner où est la forme originale, où est l'image ; mais les corps ne projettent pas hors d'eux-mêmes leur résistance ; pour la résistance, la cohésion, la densité, il n'est pas de miroir ; voilà donc, dans le sens de la vue, une cause d'erreur et de défiance qui ne se rencontre pas dans le sens du toucher. De plus, la vue percevant à distance, les sensations visuelles peuvent, par une dégradation continue, se perdre dans cette sorte de vague où la réalité ne se distingue plus du rêve ; au contraire, les sensations tactiles étant immédiates et pouvant être renforcées à volonté par une légère pression restent presque toujours suffisamment nettes. Enfin l'esprit intervient sans cesse dans les sensations visuelles ; avec quelques points qui lui sont donnés, avec quelques lambeaux d'images visuelles, il reconstruit des formes précises ; la main touche sans que l'esprit s'en mêle ; au contraire, c'est l'esprit qui voit par l'œil, l'esprit est un puissant architecte d'images, mais un architecte aventureux qui, avec quelques fragments de réalité dont il comble les intervalles, bâtit bien souvent des chimères. Le toucher a donc une sûreté que n'a pas la vue, et tandis que les données de la vue ne sont pas toujours confirmées par le toucher, les données du toucher sont toujours, ou du moins presque toujours, confirmées par la vue. Ainsi, si le toucher semble offrir à lui seul une garantie suffisante de réalité, ce n'est pas du tout qu'un seul sens, quel qu'il soit, puisse, sans accord avec les autres sens, constituer ou même certifier la réalité, c'est que, dans notre expérience, cet accord du toucher avec les autres sens peut être toujours raisonnablement présumé. Vous marchez dans la nuit noire, vous vous heurtez à des objets invisibles, mais vous êtes assuré que, la lumière intervenant, vous verriez les objets et que vous les verriez dans l'ordre, avec les formes et les proportions que le toucher vous indique. Mais la sanction de la vue est nécessaire aux sensations du toucher, et si, en plein jour, vos yeux bien ouverts, vous vous heurtiez subitement, dans une prairie unie et lumineuse, à un obstacle invisible, vous vous demanderiez avec surprise, avec angoisse, si votre organisme n'est pas halluciné en son fond jusque dans cette fonction toute passive du toucher. Il ne servirait à rien de dire que les aveugles de naissance, qui ne peuvent pas contrôler le toucher par la vue, ont néanmoins la notion de la réalité, car ils cherchent eux aussi à s'assurer qu'il y ait concordance entre leurs différents sens, le toucher, l'ouïe, l'odorat, le goût. D'ailleurs, pour un être réduit à un seul sens, s'il en est, la réalité ne serait pas ce qu'elle est pour nous ; le mot-réel n'aurait pas la même signification, et je n'ai pas d'autre objet en ce moment que de montrer combien sont diverses pour la conscience, en dehors de tout système philosophique, les acceptions du mot réalité.
La concordance de nos...




