E-Book, Französisch, 435 Seiten
L’Hérisson Le nouvel empire des ›kami‹
1. Auflage 2025
ISBN: 978-3-11-153420-6
Verlag: De Gruyter
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
L’implantation du shinto en Mandchourie japonaise
E-Book, Französisch, 435 Seiten
ISBN: 978-3-11-153420-6
Verlag: De Gruyter
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
Lorsque l’empire japonais étend son emprise sur la Mandchourie entre 1905 et 1945, des sanctuaires sont construits, des missionnaires s’activent, des doctrines se diffusent. Le présent ouvrage se propose de mettre en lumière, à partir des trois plus importants acteurs de ce processus, l’implantation du shinto en Mandchourie et l’importance que ce phénomène joue au cœur de la définition du shinto, voire du Japon, modernes.
Zielgruppe
Scholars of Japanese studies, religious studies and colonial stud
Autoren/Hrsg.
Fachgebiete
- Geisteswissenschaften Geschichtswissenschaft Weltgeschichte & Geschichte einzelner Länder und Gebietsräume Geschichte einzelner Länder Asiatische Geschichte
- Geisteswissenschaften Geschichtswissenschaft Geschichtliche Themen Kolonialgeschichte, Geschichte des Imperialismus
- Geisteswissenschaften Religionswissenschaft Sonstige Religionen Östliche Religionen Shintoismus
Weitere Infos & Material
Introduction
Matsuyama Teizo ???? (1878–1947), Deguchi Onisaburo ?????? (1871–1948) et Kakei Katsuhiko ??? (1872–1961) ont une chose en commun : ils sont tous les trois des leaders shinto ??, c’est-à-dire des spécialistes du système religieux japonais centré sur le culte des kami ? (divinités japonaises). Leaders puisqu’ils sont des individus charismatiques dont les pensées et les pratiques s’inscrivent dans un rapport actif au monde et sont à l’origine de mouvements réunissant des disciples « porteurs d’idéologie »1. Mais ces trois individus ont autre chose en commun : en effet, le premier participe en 1907 à l’érection du sanctuaire ossuaire de Baiyushan (Hakugyokusan nokotsushi ??????) puis fonde le sanctuaire de Dalian (Dairen jinja ????), deux des premiers et plus importants lieux de culte shinto de la péninsule du Liaodong ; le second lève en 1924 une armée de mercenaires et se lance depuis Moukden ?? (Fengtian) à la conquête d’Ourga, la capitale mongole, afin d’unifier spirituellement le monde ; le troisième donne en 1944 des cours au palais impérial de Xinjing ??, la capitale du Mandchoukouo ???, afin d’y implanter le shinto en tant que culte d’État. Cette « chose en commun » est un espace. Espace dans le sens d’une étendue géographique, d’un territoire circonscrit par la toponymie et arpenté par les hommes, mais aussi dans le sens d’un terrain imaginaire objet de projections subjectives des acteurs sociaux partageant un même idéal national. Cet espace, je l’appellerai « Mandchourie japonaise », terme qui regroupe l’étendue aux frontières mouvantes allant de la péninsule du Liaodong à la Mongolie Intérieure et qui est au centre des ambitions impérialistes du Japon.
Ces trois leaders constitueront le prisme à travers lequel mettre en lumière le lien qui unit la structuration du shinto moderne et la construction de la Mandchourie japonaise. Il s’agira donc d’étudier les rapports dynamiques qu’entretiennent un système religieux particulier et un processus impérialiste. Il sera dès lors possible de placer le shinto à la croisée de l’idéologie impériale et de la religiosité populaire, en dépassant l’apparente aporie qui sépare ces deux versants. Le shinto moderne est en effet les deux à la fois, il s’imbrique de fait dans la logique impériale, tout autant qu’il la déborde, voire lui résiste2.
Le shinto entre singulier et pluriel, entre modernité et authenticité
Les études sur le shinto peuvent grossièrement être divisées en trois blocs : celui qui considère le shinto en tant que système religieux ancien ; celui qui en fait un système élaboré par les élites bouddhistes médiévales ; celui, enfin, qui le considère comme une invention du Japon moderne3. L’un des tournants majeurs des recherches sur le shinto est dû au médiéviste Kuroda Toshio (1926–1993). Il est en effet le premier à remettre en cause l’idée selon laquelle le shinto existe depuis l’antiquité. Selon lui, il s’agit d’une invention majoritairement moderne, qui puise ses sources dans les exégèses médiévales, et dont l’appellation a été appliquée rétroactivement à un système cultuel qui n’existait que dans le cadre englobant du bouddhisme4. Cette thèse est actuellement défendue par Mark Teeuwen, qui désigne le shinto comme un concept utopique porté par le Japon moderne5. Dans A New History of Shinto, coécrit avec John Breen, il dépeint un shinto constitué de rites, de mythes et de lieux de culte, mais dépourvu de doctrine, et ne mentionne pas les éléments du shinto qui sous-tendent l’idéologie impériale à partir de la fin du xixe siècle. Les auteurs ambitionnent ainsi de ne pas imposer cette « catégorie moderne » aux périodes prémodernes, écueil des autres tentatives de lectures historiques6. L’ouvrage se révèle en conséquence peu informatif quant au shinto moderne qui se retrouve, en creux, mis au ban du fait de sa non-authenticité.
Il est pourtant possible d’inscrire le shinto moderne dans une histoire générale. Helen Hardacre avance ainsi que le shinto regroupe des doctrines, des institutions, des rituels et une vie communale fondés sur le culte des kami ; elle en fait une histoire dans le temps long à travers le prisme de l’articulation entre le natif et l’étranger d’une part, entre le privé et le public de l’autre, dont les racines se trouvent dans la première structuration des rites effectuée à partir du viiie siècle sous la tutelle du Jingikan (département des Affaires divines)7. Klaus Antoni montre quant à lui qu’une autre cohérence anime ce système religieux depuis les rites du Jingikan jusqu’au shinto d’État moderne : le lien qui unit le culte des kami à la sphère politique, et plus particulièrement à l’institution impériale8. Le principe d’invention ne s’oppose d’ailleurs pas à une lecture historique de longue durée. Inoue Hiroshi, qui reconnaît l’apport décisif de la thèse de Teeuwen, montre combien le shinto est le produit complexe de trois grands moments d’invention comprenant la structuration des sanctuaires durant la période ancienne, l’essor des théories combinatoires médiévales et la formation des discours et du culte d’État modernes9. Il tente ainsi de réunir les thèses déconstructionnistes et une perspective historique plus linéaire, approche qui n’évite pas l’écueil de limiter le processus d’invention à trois moments, lorsqu’envisager un processus dynamique oblige à reconnaître qu’il est en réalité en perpétuelle construction. C’est bien entendu le cas du shinto dont il est question ici.
Cette généalogie d’un shinto en tant que système religieux cohérent à travers l’histoire n’empêche par ailleurs nullement de le considérer dans toute sa pluralité. En effet, le shinto est protéiforme, résultat des influences exogènes mouvantes du bouddhisme, du confucianisme et de la pensée chinoise, pris entre les rites et mythes officiels et les pratiques religieuses populaires. J’envisagerai donc le shinto moderne de manière plurielle, c’est-à-dire aussi bien le « shinto des sanctuaires » (jinja shinto ????) que les doctrines et les pratiques qui débordent ce dernier, par exemple celles des nouveaux mouvements religieux (shinshukyo ???)10. Une telle approche est nécessaire afin de mettre en lumière l’articulation entre le shinto et le processus de modernisation de la société japonaise.
François Macé a bien montré à ce propos que le shinto joue un rôle de « passeur de modernité » à travers la constitution d’une « religion sécularisée » caractéristique des États modernes qui, malgré son postulat archaïsant de « retour aux origines », accomplit un vaste travail de destruction de la tradition religieuse préexistante11. Un postulat similaire anime le travail de Jason Ananda Josephson lorsqu’il évoque un « shinto séculier » qui se construit en perspective de pratiques et discours nouvellement qualifiés de « superstitieux »12. Shimazono Susumu a en outre prouvé le rôle joué par les pratiques « magico-religieuses » dans la modernisation du Japon. Selon lui, cet aspect permet de nuancer la lecture wébérienne d’une modernité se bâtissant sur une sécularisation qui abolit l’aspect magique de la religion au profit de l’idée d’une double structure dissociant le religieux suivant le modèle de la séparation des sphères publique et privée, assignant un culte d’État « laïc » à la première et des mouvements « religieux » à la seconde13. D’après lui, ces deux versants se rejoignent en outre dans une dynamique totalitaire caractérisée par le déploiement d’un shinto d’État « par le haut » et d’un autre « par le bas »14.
La catégorie du « shinto d’État » (kokka shinto ????) reste cependant problématique. Depuis la reprise de ce terme utilisé par les autorités américaines pour désigner l’idéologie du Japon en guerre par Murakami Shigeyoshi15 à la suite de Daniel C. Holtom16, de nombreux chercheurs ont remis en cause son utilisation17. Sakamoto Koremaru18, Nitta Hitoshi19 et Suga Koji20 dénoncent ainsi une typologie ne pouvant que conduire à l’amalgame puisqu’elle en vient à englober indistinctement les mythes, les rites, les sanctuaires, le système éducatif et l’idéologie impériale. J’adopterai dans le présent travail une définition faisant du shinto d’État un vaste dispositif21 regroupant les discours et les pratiques religieuses qui soutiennent l’exercice du gouvernement impérial, donc l’intersection entre religieux et politique qui sous-tend le « système impérial » (tennosei ???) et représente, comme le formule Sheldon...