E-Book, Französisch, 223 Seiten
Gide L'École des femmes
1. Auflage 2022
ISBN: 978-2-322-41001-9
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
Robert - Geneviève
E-Book, Französisch, 223 Seiten
ISBN: 978-2-322-41001-9
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
Le roman est présenté comme le journal intime d'Éveline X, envoyé à un éditeur (supposément André Gide) par sa fille, Geneviève, après la mort de sa mère des suites d'une épidémie lors de la Première Guerre mondiale où Éveline s'est enrôlée comme infirmière. Il est composé de deux parties distinctes et d'un épilogue. Dans la première partie, Éveline, jeune femme naïve et idéaliste, raconte son admiration et son amour pour Robert, depuis leur rencontre jusqu'aux premières années de leur mariage qui se fait malgré l'hostilité première de son père vis-à-vis de Robert. Éveline reprend son journal après une interruption de vingt ans dans une deuxième partie, où la femme mûre, mère de deux enfants et épouse malheureuse confie qu'elle n'a désormais plus d'illusions sur Robert, dont elle comprend enfin la médiocrité et l'opportunisme.
André Gide est un écrivain français, né le 22 novembre 1869 à Paris 6e et mort le 19 février 1951 à Paris 7e. Il obtient le prix Nobel de littérature en 1947.
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DEUXIÈME PARTIE. VINGT ANS APRÈS
Arcachon, 2 juillet 1914. J’ai pris avec moi ce cahier comme on emporte un ouvrage de broderie, pour occuper le désœuvrement d’une cure. Mais, si je recommence à y écrire, ce n’est hélas plus pour Robert. Il croit désormais connaître tout ce que je peux sentir ou penser. J’écrirai afin de m’aider à mettre un peu d’ordre dans ma pensée ; afin de tâcher d’y voir clair en moi-même, considérant, comme l’Émilie de Corneille Et ce que je hasarde et ce que je poursuis. Quand j’étais jeune, je ne savais voir dans ces vers que de la redondance ; ils me paraissaient ridicules, comme souvent ce que l’on ne comprend pas bien ; comme ils paraissent ridicules et redondants aujourd’hui à mon fils et à ma fille, à qui je les ai fait apprendre. Sans doute faut-il avoir un peu vécu pour comprendre que tout ce que l’on poursuit dans la vie, l’on ne peut espérer l’atteindre qu’en hasardant précisément ce qui parfois vous tient à cœur. Ce que je poursuis aujourd’hui, c’est ma délivrance ; ce que je hasarde, c’est l’estime du monde, et celle de mes deux enfants. L’estime du monde, je m’efforce de me persuader que je n’y tiens guère. L’estime de mes enfants me tient à cœur plus que tout ; en écrivant ceci, je le sens mieux que jamais. Au point que j’en viens à me demander si ce n’est pas surtout pour eux que j’écris ces lignes. Je voudrais que, plus tard, s’il leur arrive de les lire, ils y trouvent une justification, ou du moins une explication, de ma conduite, que sans doute on leur apprendra à juger d’un œil sévère, à condamner. Oui, je sais, et je me répète sans cesse, qu’en quittant Robert je vais me donner en apparence tous les torts. Sans connaître rien aux lois, je puis craindre que mon refus de continuer à vivre sous le même toit que lui n’entraîne la déchéance de mes droits maternels. L’avocat que je veux consulter dès mon retour à Paris m’indiquera les moyens d’éviter cela, qui me serait intolérable. Je ne puis consentir à ne plus avoir mes enfants. Mais je ne puis davantage consentir à vivre plus longtemps avec Robert. Le seul moyen pour moi de ne pas en venir à le haïr c’est de ne plus le voir. Oh ! de ne plus l’entendre surtout… En écrivant ceci je sens bien que je le déteste déjà ; et, si odieuses que me paraissent à moi-même ces paroles, il me semble que c’est par besoin de les écrire que j’ai rouvert ce cahier. Car ceci je ne puis le dire à personne. Je me souviens du temps où Yvonne n’osait point me parler, par crainte d’assombrir mon bonheur. À présent c’est à moi de me taire. Au reste, me comprendrait-elle ?… Son mari plutôt, lui qui d’abord m’avait paru si égoïste, si vulgaire, et que je sais à présent plein de cœur. J’ai parfois surpris, chez cet homme vraiment supérieur, un indéfinissable ton de mépris en face de Robert ; comme, par exemple, lorsque Robert, rapportant un dialogue où naturellement il se donnait le beau rôle, après avoir cité complaisamment ses propres paroles, a ajouté : – C’est ce que j’ai cru devoir lui dire. – Et lui, qu’a-t-il cru devoir te répondre ? – a demandé le docteur Marchant. Robert, un instant, a paru quelque peu désarçonné. Il sent que Marchant le juge, et cela lui est très désagréable. Je crois que c’est par égard pour moi que Marchant retient sa moquerie, car je l’ai vu parfois prodigieusement mordant à l’égard de certaines suffisances qu’il ne pouvait se retenir de dégonfler. Il n’est certainement pas dupe des phrases sonores de Robert. Il m’est même arrivé de penser que, sans son affection pour moi, il aurait depuis longtemps cessé de le fréquenter. Et ce soir-là j’ai été comme soulagée de comprendre que je n’étais pas seule à être exaspérée par cette habitude qu’a prise Robert de toujours dire qu’il a « cru devoir faire » tout ce que, simplement, il a fait parce qu’il en avait envie, ou bien, plus souvent encore, parce qu’il lui paraissait opportun d’agir ainsi. Ces derniers temps, il perfectionne ; il dit : « J’ai cru de mon devoir de… » comme s’il n’agissait plus que mû par de hautes considérations morales. Il a une façon de parler du devoir, qui me ferait prendre tout « devoir » en horreur ; de se servir de la religion, qui rendrait toute religion suspecte, et de jouer des beaux sentiments, à vous en dégoûter à jamais. 3 juillet. J’ai dû m’interrompre pour mener Gustave au docteur. Dieu soit loué ! Je suis sortie de la consultation très rassurée. Marchant nous avait alarmés, de sorte qu’heureusement nous avons pris le mal à temps. Le docteur d’ici, qui suit Gustave de très près, affirme même que, bientôt, nous n’aurons à craindre aucune rechute. Il estime que, sitôt après les vacances, Gustave pourra rentrer au lycée, de sorte que cette alerte ne causera pas de retard dans ses études. Je reste peu satisfaite de ce que j’écrivais hier. J’ai laissé courir ma plume, il me semble, par un besoin de récrimination qui peut paraître bien vain tant que je ne me serai pas mieux expliquée. Chacun de nous a des défauts, et je sais que l’harmonie ne peut être maintenue dans un ménage sans indulgence et sans menues concessions mutuelles. D’où vient que les défauts de Robert me sont devenus à ce point insupportables ? Est-ce donc parce que cela même qui m’exaspère aujourd’hui était ce à quoi précisément je me laissais prendre ? qui me charmait, me paraissait le plus louable ?… Oh ! je suis bien forcée de le reconnaître : ce n’est pas lui qui a changé ; c’est moi. C’est le jugement que je porte. De sorte que même mes souvenirs les plus heureux s’y abîment. Ah ! de quel ciel je suis tombée ! Pour m’expliquer ce changement, j’ai relu ce que j’écrivais dans ce même cahier, il y a vingt ans. Que j’ai de mal à me reconnaître dans la candide, confiante et un peu niaise enfant que j’étais ! Les phrases de Robert que je citais, qui m’emplissaient de joie et d’amoureux orgueil, je les entends encore, mais les interprète différemment. Cette défiance dont je souffre aujourd’hui, je cherche à m’en retracer l’histoire. Je crois bien qu’elle a commencé de naître certain jour, peu après notre mariage, où j’entendis Robert, lorsque mon père s’extasiait sur le système de classement de ses fiches, et lui demandait : – Alors c’est vous qui avez trouvé cela ? – répondre, et de quel ton indéfinissable, à la fois supérieur et modeste, profond et dégagé : – Oui… en cherchant, j’ai trouvé. Oh ! ce n’était là presque rien, et à ce moment je n’y ai pas attaché d’importance. Mais, comme je venais d’apprendre, en allant régler une facture chez un papetier de la rue du Bac, que ce classeur perfectionné sortait de son magasin, j’ai trouvé peut-être inutile cet air inspiré, presque douloureux, cet air d’inventeur, que Robert prenait, qu’il « croyait devoir prendre », pour proférer ces mots : « J’ai trouvé. » – Oui, oui ; c’est entendu, mon ami : tu as trouvé ce classeur rue du Bac ; pourquoi dire : « En cherchant » ? Ou alors, il faudrait ajouter : « En cherchant les enveloppes que j’avais commandées… » Il me parut, dans un éclair, qu’un savant, après une vraie découverte, ne s’aviserait jamais de dire : « En cherchant, j’ai trouvé », car alors il irait de soi ; et que ces mots, dans la bouche de Robert, ne servaient qu’à dissimuler qu’il n’avait rien inventé lui-même. Mon cher papa n’y a vu que du feu, et moi-même, tout ce que j’en écris aujourd’hui ne m’est apparu nettement que plus tard. J’ai simplement senti, instinctivement, qu’il y avait là quelque chose d’indéfinissable, qui sonnait faux. Du reste, Robert ne disait pas ces mots dans l’intention de tromper papa. Cette petite phrase lui avait échappé, tout inconsciemment ; mais c’est bien pour cela qu’elle était si révélatrice. Ce n’était point papa qu’il dupait, c’était lui-même. Car Robert n’est pas un hypocrite. Les sentiments qu’il exprime, il s’imagine réellement les avoir. Et même je crois qu’en fin de compte il les éprouve, et qu’ils répondent à son appel, les plus beaux, les plus généreux, les plus nobles, toujours exactement ceux qu’il convient d’avoir, ceux qu’il est avantageux d’avoir. Je doute que beaucoup de gens s’y puissent laisser prendre ; mais ils font tout comme. Une sorte de convention s’établit, et l’on n’est peut-être pas tant dupe que l’on ne fait semblant de l’être, pour plus de commodité. Papa qui d’abord semblait y voir clair alors que j’étais le plus éblouie, et dont l’opinion sur Robert m’attristait tant durant mes fiançailles, papa semble complètement retourné. Dans chacune de mes discussions avec Robert, c’est toujours à moi qu’il donne tort. Il est si bon et si faible ! Robert si habile !… Quant à maman… Certains jours je me sens affreusement seule ; je ne puis dire ce que je pense qu’à ce carnet, et me prends à l’aimer comme un ami discret, docile, à qui pouvoir enfin confier ma plus secrète et plus douloureuse pensée. Robert croit me connaître à fond : il ne soupçonne pas que je puisse avoir, en dehors de lui, de vie propre. Il ne me considère plus que comme une dépendance de lui. Je fais partie de son confort. Je suis sa femme. 5 juillet. Devant tout nouveau venu, je sens, je sais que son premier souci est de chercher par où le tenir, par où le prendre. Même dans ses actes...