E-Book, Französisch, 187 Seiten
Tolstoy Contes et Nouvelles - Tome I
1. Auflage 2015
ISBN: 978-963-524-610-6
Verlag: Booklassic
Format: EPUB
Kopierschutz: 0 - No protection
E-Book, Französisch, 187 Seiten
ISBN: 978-963-524-610-6
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Anthologie en cinq volumes des principaux contes et nouvelles de l'auteur.
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LES DEUX VIEILLARDS
[Note - Récits populaires. 1885. Traduction E. Halpérine-Kaminsky et R. Jaubert. Extrait du recueil À la recherche du Bonheur édité par la librairie Perrin et cie en 1916.] La femme lui dit : Seigneur, je vois que tu es prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne, et vous dites, vous autres, que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem. Jésus lui dit : Femme, crois-moi, le temps vient que vous n’adorerez plus le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem. Vous adorez ce que vous ne connaissez point ; pour nous, nous adorons ce que nous connaissons ; car le salut vient des Juifs. Mais le temps vient, et il est déjà venu, que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car le Père demande de tels adorateurs. (Ev. selon St. Jean, ch. IV, versets 19-29.) I
Deux vieillards avaient fait vœu d’aller à Jérusalem en pèlerinage. L’un d’eux était un riche moujik : il s’appelait Efim Tarassitch Schevelev ; l’autre, Élysée Bodrov, n’était pas riche. Efim était un moujik rangé. Il ne buvait pas de vodka, ne fumait pas de tabac et ne prisait pas ; il ne jurait jamais : c’était un homme grave et rigide. Il avait déjà été deux fois staroste [7]. Il avait une nombreuse famille : deux fils et un petit-fils mariés, et tous demeuraient ensemble. C’était un moujik vigoureux, droit, barbu : à soixante-dix ans, sa barbe commençait à peine à blanchir. Élysée était un petit vieillard, ni riche ni pauvre. Il s’occupait jadis de charpenterie ; depuis que l’âge était venu, il restait chez lui et élevait des abeilles. Un de ses fils travaillait au-dehors, l’autre à la maison. C’était un bonhomme jovial : il prenait de la vodka, prisait du tabac, aimait à chanter des chansons ; mais il était débonnaire, et vivait en bons termes avec les siens et les voisins. C’était un petit moujik, pas plus haut que ça, un peu bistré, avec une barbiche frisée, et, comme son patron le prophète Élysée, il avait toute la tête chauve. Voilà bien longtemps que les deux vieillards s’étaient entendus pour partir ensemble. Mais Efim différait toujours, ses affaires le retenaient : une terminée, une autre aussitôt s’engageait. Tantôt c’était le petit-fils qu’il fallait marier, tantôt le fils cadet dont il voulait attendre le retour de l’armée, tantôt une nouvelle isba qu’il était en train de construire. Un jour de fête, les deux vieillards se rencontrèrent ; ils s’assirent sur des poutres. – Eh ! bien, compère, dit Élysée, à quand l’accomplissement de notre vœu ? Efim se sentit embarrassé. – Mais il faut attendre encore un peu : cette année est justement des plus chargées pour moi. J’ai commencé à construire cette isba. Je comptais y mettre une centaine de roubles, et voilà déjà que la troisième centaine est entamée. Et je n’ai pas fini ! – Remettons la chose à l’été ; vers l’été, si Dieu le permet, nous partirons sans faute. – À mon avis, répondit Élysée, il ne convient pas de tarder davantage : il faut y aller maintenant. C’est le bon moment : voici le printemps. – C’est le moment, oui, c’est le moment. Mais une entreprise commencée, comment l’abandonner ? – N’as-tu donc personne ? Ton fils te suppléera. – Mais comment fera-t-il ? Je n’ai pas trop de confiance en mon aîné : je suis sûr qu’il gâtera tout. – Nous mourrons, compère, et ils devront vivre sans nous. Il faut bien que tes fils s’habituent. – Oui, c’est vrai. Mais je voudrais que tout se fît sous mes yeux. – Eh ! cher ami, tu ne saurais tout faire en tout et pour tout. Ainsi, hier, mes babas nettoyaient pour la fête. C’était tantôt une chose, tantôt une autre. Je n’aurais jamais pu tout faire. L’aînée de mes brus, une baba intelligente, disait : « C’est bien que la fête vienne à jour fixe, sans nous attendre ; car autrement, dit-elle, malgré tous nos efforts, nous n’aurions certainement jamais fini. » Efim resta rêveur. – J’ai dépensé, dit-il, beaucoup d’argent à cette construction, et, pour aller de l’avant, il ne faut pas non plus partir avec les mains vides : ce n’est pas peu que cent roubles. Élysée se mit à rire. – Ne pèche pas, compère, dit-il. Ton avoir est dix fois supérieur au mien, et c’est toi qui t’arrêtes à la question d’argent. Donne seulement le signal du départ, moi qui n’en ai pas, j’en saurai bien trouver. Efim sourit aussi. – Voyez-vous ce richard ! dit-il. Mais où en prendras-tu ? – Je fouillerai à la maison ; je ramasserai quelque chose, et pour compléter la somme, je vendrai une dizaine de ruches au voisin qui m’en demande depuis longtemps. – Mais l’essaimage sera bon pourtant ; et tu auras des regrets. – Des regrets ! mon compère. Je n’ai rien regretté de ma vie, excepté mes péchés. Il n’y a rien de plus précieux que l’âme. – C’est vrai ; mais ce n’est pas bien, quand il y a du désordre dans la maison. – C’est pis encore, quand il y a du désordre dans l’âme. Et puisque nous avons promis, eh ! bien, partons ! II
Et Élysée persuada son ami. Efim réfléchit, réfléchit, et, le lendemain matin, il vint chez Élysée. – Eh ! bien, soit, partons ! dit-il. Tu as dit la vérité. Dieu est le maître de notre vie et de notre mort. Puisque nous sommes encore vivants, et que nous avons des forces, il faut aller. Dans la semaine qui suivit, les vieillards firent leurs préparatifs. Efim avait de l’argent chez lui. Il prit pour lui cent quatre-vingt-dix roubles, et en donna deux cents à sa « vieille ». Élysée, lui, vendit à son voisin dix ruches avec la propriété des essaims à naître. Il en tira soixante-dix roubles. Les trente qui manquaient, il se les procura par petites sommes chez tous les siens. Sa « vieille » lui donna ses derniers écus, qu’elle conservait pour l’enterrement. Sa bru lui donna les siens. Efim Tarassitch a tracé d’avance à son fils aîné tout ce qu’il devra faire : où il faudra semer, où mettre le fumier, comment finir l’isba et la couvrir. Il a songé à tout, il a tout réglé d’avance. Élysée a dit seulement à sa « vieille » de mettre à part, pour les donner au voisin loyalement, les jeunes abeilles des ruches vendues. Quant aux choses de la maison, il n’en a pas parlé : « Chaque affaire apporte avec elle sa solution. Vous êtes assez grands ; vous saurez faire pour le mieux. » Les vieillards étaient prêts. On leur fit des galettes, on leur cousit des sacs, on leur coupa de nouvelles onoutchi [8] ; ils mirent des chaussures neuves, prirent avec eux une paire de lapti [9] de rechange, et partirent. Les leurs les reconduisirent jusqu’à la sortie du village, leur firent leurs adieux ; et les vieillards se mirent en route. Élysée avait gardé sa bonne humeur : à peine hors de son village, il oublia toutes ses affaires. Il n’a qu’une pensée : être agréable à son compagnon, ne pas aventurer un mot qui le blesse, aller en paix et en bonne union jusqu’au but du voyage et revenir à la maison. Tout en marchant, il murmure quelque prière ou ce qu’il se rappelle de la vie des saints. S’il rencontre un passant sur la route, ou quand il arrive quelque part pour la nuit, il tâche toujours d’être aimable avec tout le monde, et de dire à chacun un mot qui fasse plaisir. Il marche et se réjouit. Une seule chose n’a pu lui réussir : il voulait cesser de priser du tabac ; il a même laissé chez lui sa tabatière ; mais cela l’ennuyait ; chemin faisant, un homme lui en offre. Il lutte, il lutte, mais tout à coup il s’arrête, laisse passer son compagnon pour ne pas lui donner l’exemple du péché, et prise. Efim Tarassitch marche d’un pas ferme, ne fait pas de mal, ne dit pas de paroles inutiles ; mais il ne se sent pas le cœur dispos ; les affaires de sa maison ne lui sortent pas de la tête. Il songe sans cesse à ce qui se passe chez lui : n’a-t-il pas oublié de dire quelque chose à son fils ? Fera-t-il, son fils, ainsi qu’il lui a été ordonné ? Il voit sur sa route planter des pommes de terre, ou transporter du fumier, et il pense : – Fait-il comme je lui ai dit, le fils ? Il retournerait bien pour lui montrer lui-même. III
Les vieillards marchèrent pendant cinq semaines. Les lapti dont ils s’étaient munis s’étaient usées ; ils commençaient à en acheter d’autres. Ils arrivèrent chez les Khokhli [10]. Depuis leur départ, ils payaient pour le vivre et le couvert : une fois chez les Khokhli, ce fut à qui les inviterait le premier. On leur donnait à manger et à coucher, sans vouloir accepter de l’argent, on remplissait leurs sacs de pain ou de galettes. Ils firent ainsi sept cents verstes. Après avoir traversé une autre province, ils arrivèrent dans un pays infertile. Là, on les couchait encore pour rien, mais on ne...