E-Book, Französisch, 241 Seiten
Erckmann / Chatrian Contes
1. Auflage 2022
ISBN: 978-2-322-45302-3
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
Deuxième livre
E-Book, Französisch, 241 Seiten
ISBN: 978-2-322-45302-3
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
Pleins d'ombre et de lumière, de surnaturel et de quotidien, de cruauté et de sagesse, voici réunis, pour la première fois, l'ensemble des contes fantastiques d'Erckmann et Chatrian. Vagabonds et rêveurs, les auteurs errent dans l'Europe fabuleuse tout en restant fidèles au cher pays de leur enfance, celui des confins vosgiens et alsaciens, avec leurs sources claires et leurs brumes qui montent. Entre Hoffmann et Edgar Poe, entre littérature populaire et littérature gothique, un univers enchanteur à redécouvrir.
Émile Erckmann, né le 20 mai 1822 à Phalsbourg et mort le 14 mars 1899 à Lunéville en France, est un écrivain français.
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Le violon du pendu
Karl Hâfitz avait passé six ans sur la méthode du contrepoint ; il avait étudié Haydn, Gluck, Mozart, Beethoven, Rossini ; il jouissait d’une santé florissante, et d’une fortune honnête qui lui permettait de suivre sa vocation artistique ; en un mot, il possédait tout ce qu’il faut pour composer de grande et belle musique, excepté la petite chose indispensable : l’inspiration. Chaque jour, plein d’une noble ardeur, il portait à son digne maître Albertus Kilian de longues partitions très fortes d’harmonie, mais dont chaque phrase revenait à Pierre, à Jacques, à Christophe. Maître Albertus, assis dans son grand fauteuil, les pieds sur les chenets, le coude au coin de la table, tout en fumant sa pipe, se mettait à biffer l’une après l’autre les singulières découvertes de son élève. Karl en pleurait de rage, il se fâchait, il contestait ; mais le vieux maître ouvrait tranquillement un de ses innombrables cahiers et, le doigt sur le passage, disait : « Regarde, garçon ! » Alors Karl baissait la tête et désespérait de l’avenir. Mais un beau matin qu’il avait présenté sous son nom, à maître Albertus, une fantaisie de Boccherini variée de Viotti, le bonhomme jusqu’alors impassible se fâcha. « Karl, s’écria-t-il, est-ce que tu me prends pour un âne ? Crois-tu que je ne m’aperçoive pas de tes indignes larcins ? Ceci est vraiment trop fort ! » Et le voyant consterné de son apostrophe : « Écoute, lui dit-il, je veux bien admettre que tu sois dupe de ta mémoire, et que tu prennes tes souvenirs pour des inventions, mais décidément tu deviens trop gras, tu bois du vin trop généreux, et surtout une quantité de chopes trop indéterminée. Voilà ce qui ferme les avenues de ton intelligence. Il faut maigrir ! — Maigrir ! — Oui !… ou renoncer à la musique. La science ne te manque pas, mais les idées, et c’est tout simple : si tu passais ta vie à enduire les cordes de ton violon d’une couche de graisse, comment pourraient-elles vibrer ? » Ces paroles de maître Albertus furent un trait de lumière pour Hâfitz : « Quand je devrais me rendre étique, s’écria-t-il, je ne reculerai devant aucun sacrifice. Puisque la matière opprime mon âme, je maigrirai ! » Sa physionomie exprimait en ce moment tant d’héroïsme, que maître Albertus en fut vraiment touché ; il embrassa son cher élève et lui souhaita bonne chance. Dès le jour suivant Karl Hâfitz, le sac au dos et le bâton à la main, quittait l’hôtel des Trois-Pigeons et la brasserie du Roi-Gambrinus, pour entreprendre un long voyage. Il se dirigea vers la Suisse. Malheureusement, au bout de six semaines son embonpoint était considérablement réduit, et l’inspiration ne venait pas davantage. « Est-il possible d’être plus malheureux que moi ? se disait-il. Ni le jeûne, ni la bonne chère, ni l’eau, ni le vin, ni la bière, ne peuvent monter mon esprit au diapason du sublime. Qu’ai-je donc fait pour mériter un si triste sort ? Tandis qu’une foule d’ignorants produisent des œuvres remarquables, moi, avec toute ma science, tout mon travail, tout mon courage, je n’arrive à rien. Ah ! le ciel n’est pas juste, non, il n’est pas juste ! » Tout en raisonnant de la sorte, il suivait la route de Bruck à Fribourg ; la nuit approchait, il traînait la semelle et se sentait tomber de fatigue. En ce moment il aperçut, au clair de lune, une vieille masure embusquée au revers du chemin, la toiture rampante, la porte disjointe, les petites vitres effondrées, la cheminée en ruine. De hautes orties et des ronces croissaient autour, et la lucarne du pignon dominait à peine les bruyères du plateau, où soufflait un vent à décorner les bœufs. Karl aperçut en même temps, à travers la brume, la branche de sapin flottant au-dessus de la porte. « Allons, se dit-il, l’auberge n’est pas belle, elle est même un peu sinistre, mais il ne faut pas juger des choses sur l’apparence. » Et, sans hésiter, il frappa la porte de son bâton. « Qui est là ?… que voulez-vous ? fit une voix rude de l’intérieur. — Un abri et du pain. — Ah ! ha ! bon… bon !… » La porte s’ouvrit brusquement, et Karl se vit en présence d’un homme robuste, la face carrée, les yeux gris, les épaules couvertes d’une houppelande percée aux coudes, une hachette à la main. Derrière ce personnage brillait le feu de l’âtre, éclairant l’entrée d’une soupente, les marches d’un escalier de bois, les murailles décrépites ; et, sous l’aile de la flamme, se tenait accroupie une jeune fille pâle, vêtue d’une pauvre robe de cotonnade brune à petits points blancs. Elle regardait vers la porte avec une sorte d’effroi ; ses yeux noirs avaient une expression de tristesse et d’égarement indéfinissable. Karl vit tout cela d’un coup d’œil, et serra instinctivement son bâton. « Eh bien !… entrez donc, dit l’homme, il ne fait pas un temps à tenir les gens dehors. » Alors lui, songeant qu’il serait maladroit d’avoir l’air effrayé, s’avança jusqu’au milieu de la baraque et s’assit sur un escabeau devant l’âtre. « Donnez-moi votre bâton et votre sac », dit l’homme. Pour le coup, l’élève de maître Albertus tressaillit jusqu’à la moelle des os ; mais le sac était débouclé, le bâton posé dans un coin, et l’hôte assis tranquillement près du foyer, avant qu’il fût revenu de sa surprise. Cette circonstance lui rendit un peu de calme. « Herr Wirth [1] , dit-il en souriant, je ne serais pas fâché de souper. — Que désire monsieur à souper ? fit l’autre gravement. — Une omelette au lard, une cruche de vin, du fromage. — Hé ! hé ! hé ! Monsieur est pourvu d’un excellent appétit… mais nos provisions sont épuisées. — Vous n’avez pas de fromage ? — Non. — Pas de beurre, pas de pain, pas de lait ? — Non. — Mais, grand Dieu ! qu’avez-vous donc ? — Des pommes de terre cuites sous la cendre. » Au même instant Karl aperçut dans l’ombre, sur les marches de l’escalier, tout un régiment de poules : blanches, noires, rousses, endormies, les unes la tête sous l’aile, les autres le cou dans les épaules ; il y en avait même une grande, sèche, maigre, hagarde, qui se peignait et se plumait avec nonchalance. « Mais, dit Hâfitz, la main étendue, vous devez avoir des œufs ? — Nous les avons portés ce matin au marché de Bruck. — Oh ! mais alors, coûte que coûte, mettez une poule à la broche ! » À peine eut-il prononcé ces mots, que la fille pâle, les cheveux épars, s’élança devant l’escalier, s’écriant : « Qu’on ne touche pas à mes poules… qu’on ne touche pas à mes poules… Ho ! ho ! ho ! qu’on laisse vivre les êtres du bon Dieu ! » L’aspect de cette malheureuse créature avait quelque chose de si terrible, que Hâfitz s’empressa de répondre : « Non, non, qu’on ne tue pas les poules. Voyons les pommes de terre. Je me voue aux pommes de terre. Je ne vous quitte plus ! À cette heure, ma vocation se dessine clairement. C’est ici que je reste, trois mois, six mois, enfin le temps nécessaire pour devenir maigre comme un fakir ! » Il s’exprimait avec une animation singulière, et l’hôte criait à la jeune fille pâle : « Génovéva !… Génovéva !… regarde… l’Esprit le possède… c’est comme l’autre !… » La bise redoublait dehors ; le feu tourbillonnait sur l’âtre et tordait au plafond des masses de fumée grisâtre. Les poules, au reflet de la flamme, semblaient danser sur les planchettes de l’escalier, tandis que la folle chantait d’une voix perçante un vieil air bizarre, et que la bûche de bois vert, pleurant au milieu de la flamme, l’accompagnait de ses soupirs plaintifs. Hâfitz comprit qu’il était tombé dans le repaire du sorcier Hecker ; il dévora une douzaine de pommes de terre, leva la grande cruche rouge pleine d’eau, et but à longs traits. Alors le calme rentra dans son âme ; il s’aperçut que la fille était partie, et que l’homme seul restait en face de l’âtre. « Herr Wirth, reprit-il, menez-moi dormir. » L’aubergiste, allumant alors une lampe, monta lentement l’escalier vermoulu ; il souleva une lourde trappe de sa tête grise et conduisit Karl au grenier, sous le chaume. « Voilà votre lit, dit-il en déposant la lampe à terre, dormez bien et surtout prenez garde au feu !… » Puis il descendit, et Hâfitz resta seul, les reins courbés, devant une grande paillasse recouverte d’un large sac de plumes. Il rêvait depuis quelques secondes, et se demandait s’il serait prudent de dormir, car la physionomie du vieux lui paraissait bien sinistre, lorsque, songeant à ses yeux gris clair, à sa bouche bleuâtre entourée de grosses rides, à son front large, osseux, à son teint jaune, tout à coup il se rappela que sur la Golgenberg se trouvaient trois pendus, et que l’un d’eux ressemblait singulièrement à son hôte… qu’il avait aussi les yeux caves, les coudes percés, et que le gros orteil de son pied gauche sortait du soulier crevassé par la pluie. Il se rappela de plus que ce misérable, appelé Melchior, avait fait jadis de la musique, et qu’on l’avait pendu pour avoir assommé avec sa cruche l’aubergiste du Mouton d’or, qui lui réclamait...